Régis Dandoy
Politologue à la FLACSO. Chercheur associé à l’ULB
et l’UCL
@rdandoy
L’organisation d’élections simultanées (c’est-à-dire
plusieurs élections organisées le même jour) a un impact considérable sur les
résultats électoraux puisqu’il permet à l’électeur de scinder son vote,
produisant un comportement de vote atypique : c’est ce que les
politologues appellent le vote différencié (split-ticket
voting en anglais). Ce phénomène implique que le même électeur vote pour des
partis politiques différents lorsqu’il vote lors de ces élections simultanées.
Ce vote différencié est un comportement observé régulièrement dans les pays
organisant des élections présidentielles et parlementaires et/ou des élections législatives
bicamérales (Chambre et Sénat) le même jour. Cependant, ce vote différencié
lors d’élections simultanées ne concerne pas seulement les élections situées au
niveau national, mais peut également se produire lors d’élections à différents
niveaux de pouvoir (régional, national, européen, etc.).
En Belgique, le panachage est interdit. Cela
signifie que l’électeur ne voter que pour un et un seul parti (soit en case de
tête, soit pour un ou plusieurs candidats au sein de la même liste) pour une
élection déterminée. Mais lorsque plusieurs élections se produisent le même
jour, rien n’empêche l’électeur de voter pour différents partis lors de ces
élections. Pour résumer, l’électeur peut voter pour le parti A pour les
élections régionales, pour le parti B pour les élections fédérales et pour le
parti C pour les élections européennes. Le 25 mai 2014, chaque électeur belge
et domicilié en Belgique votera trois fois (certains voteront même quatre fois
– voir Note 1) et aura ainsi le droit d’effectuer un vote différent pour ces
trois élections. Le récent sondage La Libre Belgique – RTBF – Dedicated indique
que 23% des répondants sont prêts à voter pour deux partis différents, tandis
qu’ils ne sont que 5% à envisager voter pour trois partis différents.
Ce vote différencié s’explique en partie par le
fait que les partis présentent différents candidats aux différents niveaux de
pouvoir. La popularité de ces candidats n’est pas égale et il est donc logique
que les électeurs votent pour leurs candidats préférés, indépendamment du fait
qu’ils se présentent au régional, au fédéral ou à l’européen. De plus, puisque des
partis différents participent aux gouvernements fédéraux et régionaux,
l’électeur qui veut sanctionner ces partis peut voter pour des partis
d’opposition différents. Enfin, il est probable que l’électeur qui se sent
proche de deux – voire trois – partis va préférer émettre un vote différencié entre
ces partis, plutôt que trois votes pour le même parti.
Mais le vote différencié n’est pas sans
conséquence. Tout d’abord, il peut mener à des situations relativement
schizophréniques si certains partis gagnent les élections au niveau fédéral et
les perdent au niveau régional (et vice-versa). Le jeu politique deviendra
encore plus illisible pour le citoyen et il sera difficile de dégager les
véritables vainqueurs de ces élections. Mais la conséquence la plus importante
se situera au niveau de la formation des gouvernements. Jusqu’à présent, les gouvernements
ont été en général formés de manière symétrique et congruente (voir le
billet http://electionsbxl.blogspot.be/2014/02/le-mythe-des-gouvernements-symetriques.html
à ce sujet) et ont principalement associé les partis les plus grands et/ou les
partis vainqueurs. Mais si le vote différencié mène certains partis à la
victoire et d’autres à la défaite, la formation des gouvernements qui s’en suit
peut devenir un véritable casse-tête…
Le vote
différencié en Belgique : l’expérience de 1999
La dernière fois que des élections simultanées à
trois niveaux de pouvoir se sont produites en Belgique, c’était en 1999 (voir
Note 2). Les Belges élisaient alors leurs représentants lors d’élections
régionales, fédérales (Chambre et Sénat) et européennes. Le même scénario se répète
en 2014, à l’exception des élections pour le Sénat qui sera dorénavant composé
de manière indirecte. Nous avons comparé les résultats des élections régionales
et fédérales de 1999 afin d’évaluer l’ampleur du vote différencié en Belgique.
Nous avons simplement calculé la différence en pourcentages de votes obtenus
par un parti lors de ces deux élections, mais au sein de la même région. Bien
entendu, il s’agit d’un indicateur assez conservateur en ce sens qu’il ne
mesure que les différences nettes entre deux élections. Par exemple, si 10% de
l’électorat décide de voter pour le parti A au fédéral et pour le parti B au
régional et que 10 autre % décide de voter pour le parti B au fédéral et pour
le parti A au régional, la différence nette sera de 0%. Néanmoins, il permet de
mesurer assez valablement le vote différencié entre différents niveaux de
pouvoir.
En Flandre (voir Tableau 1), il y a peu de
différences entre les résultats des élections fédérales et régionales de 1999.
Dans sa grande majorité, l’électeur flamand a voté pour le même parti lors de
ces deux élections. Parmi les partis qui obtiennent un meilleur score lors des
élections fédérales de 1999 (Chambre), nous retrouvons le SP (un vote
différencié de 0,7%), CVP (0,5%) et le VLD (0,4%), tandis que VU-ID21 (0,5%),
Agalev (3%) et le VB (0,1%) obtiennent plus de voix lors du scrutin régional. Le
vote différencié au niveau des autres partis (0,7%) s’explique en partie par le
résultat de la liste UF aux élections régionales (0,9% des votes), liste
absente des élections fédérales.
Tableau 1. Résultats
électoraux en Flandre en 1999 (Chambre et Région)
Chambre
|
%
|
Région
|
%
|
Vote différencié
|
|
CVP
|
800.571
|
22,6 %
|
857.732
|
22,1 %
|
0,5 %
|
VLD
|
794.355
|
22,4 %
|
855.867
|
22,0 %
|
0,4 %
|
SP
|
556.060
|
15,7 %
|
582.419
|
15,0 %
|
0,7 %
|
VB
|
545.979
|
15,4 %
|
603.345
|
15,5 %
|
0,1 %
|
Agalev
|
399.092
|
11,3 %
|
451.361
|
11,6 %
|
0,3 %
|
VU-ID21
|
312.022
|
8,8 %
|
359.226
|
9,3 %
|
0,5 %
|
Autres
|
130.508
|
3,7 %
|
173.234
|
4,4 %
|
0,7 %
|
Total
|
3.538.587
|
100 %
|
3.883.184
|
100 %
|
Note :
l’électorat pour ces deux élections est sensiblement différent puisque les
élections à la Chambre n’incluent pas la circonscription de BHV tandis que ceux
à la Région incluent les électeurs flamands de Bruxelles. Source : Renard
et Dodeigne, 2012
Du côté wallon (voir Tableau 2), le phénomène de vote
différencié est encore moins important qu’en Flandre en 1999. Les partis qui
obtiennent plus de votes lors des élections fédérales (Chambre) sont Ecolo (un
vote différencié de 0,1%) et le FN (0,1%). Le PSC (0,3%) et PS (0,2%)
obtiennent de meilleurs résultats lors du scrutin régional. Le MR obtient
exactement le même résultat lors des deux élections (à 1.210 voix près) et les
petits partis remportent plus de succès lors des élections fédérales (0,3%).
Tableau 2. Résultats
électoraux en Wallonie en 1999 (Chambre et Région)
Chambre
|
%
|
Région
|
%
|
Vote différencié
|
|
PS
|
554.100
|
29,2 %
|
560.867
|
29,4 %
|
0,2 %
|
PRL-FDF-MCC
|
469.244
|
24,7 %
|
470.454
|
24,7 %
|
0,0 %
|
Ecolo
|
347.407
|
18,3 %
|
347.225
|
18,2 %
|
0,1 %
|
PSC
|
319.448
|
16,8 %
|
325.229
|
17,1 %
|
0,3 %
|
FN
|
77.614
|
4,1 %
|
75.262
|
4,0 %
|
0,1 %
|
Autres
|
130.031
|
6,9 %
|
126.202
|
6,6 %
|
0,3 %
|
Total
|
1.897.844
|
100 %
|
1.905.239
|
100 %
|
Source :
Renard et Dodeigne, 2012
Mais ces différences restent globalement modestes.
L’électeur belge a voté de la même manière aux élections fédérales et
régionales de 1999 ou, en tout cas, l’effet du vote différencié est neutralisé par
les transferts de voix vers un parti ou un autre. Néanmoins, certains analystes
et enquêtes d’opinion prédisent un important changement des comportements
électoraux lors des élections du 25 mai 2014 : le vote différencié serait
utilisé par un nombre significatif d’électeurs. Si ces prédictions se
confirment (par exemple si un parti obtient 5% de voix supplémentaires au fédéral
par rapport au régional), cela viendra battre en brèche la légendaire stabilité
de l’électorat belge et ouvrira la porte à d’intéressantes spéculations quant aux
conséquences politiques de ces élections, principalement en matière de
formation des coalitions. Un vote différencié important pourrait en effet mener
à la constitution de gouvernements non symétriques et non congruents, surtout
si certains partis perdent les élections au fédéral mais les remportent au
régional ou vice-versa. Cela pourrait également nous donner une information
intéressante sur la perception des électeurs vis-à-vis de certains partis qui
pourraient être perçus comme plus influents ou plus compétents en fonction des matières
régionales, fédérales ou européennes, par exemple.
Note
1. Les électeurs bruxellois qui décideront de
voter pour une liste appartenant du groupe linguistique néerlandais pour les
élections régionales pourront également voter pour leurs représentants au parlement
flamand. Les électeurs résidant dans une des 9 communes de la région de langue
allemande pourront également voter pour leurs représentants au parlement de la
communauté germanophone.
2. Entre 1949 et 1991, les électeurs belges
avaient la possibilité d’émettre trois votes, mais cela ne concernait que deux
niveaux de pouvoir : le national (Chambre et Sénat) et le provincial.
Après 1991, les élections provinciales seront organisées le même jour que les
élections communales.
Pour aller plus loin
Elklit Jorgen, Kjaer Ulrik,
« Are Danes More Inclined to Ticket Splitting than the Swedes and the
English? », Scandinavian Political
Studies, Vol. 28, No. 2, 2005, pp. 125-139.
Renard Hugues, Dodeigne Jérémy, « Annexe no 2
– Les résultats électoraux depuis 1847 », in Bouhon Frédéric, Reuchamps
Min (dir.), Les systèmes électoraux de la
Belgique, Bruylant, Bruxelles, 2012, pp. 545-568
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