Par
Grégory Piet
Politologue (Université de Liège)
@grgpiet
La
campagne électorale est également un moment privilégié pour se pencher sur les
sondages que proposent certains médias. Mais que nous racontent les sondages et
que sondent-ils vraiment ?
En
tant qu’analyste politique, le dernier sondage LaLibre-RTBF-Dedicated, dont
nous avons pu profiter des premiers résultats dans la libre de ce samedi 30
novembre 2013, interpelle particulièrement.
Le sondage et la restructuration des
résultats
L’article
de La Libre Belgique intitulé
« Quelles sont les priorités des électeurs flamands ? » met en
évidence les premiers résultats du sondage et la question suivante :
« Dans quelle mesure cette thématique [le sondage présente 36
thématiques] va
influencer votre choix pour votre vote aux prochaines élections, parce que le
parti pour lequel vous allez voter vous semble devoir être efficace en cette
matière » ?
C’est
clair, non ? Pas sûr.
Plusieurs
questions nous viennent directement – et deux, plus particulièrement, que nous
souhaiterions relever dans ce billet.
Premièrement,
est-ce que la liste des 36 thématiques était la seule liste proposée aux sondés
ou est-ce une présentation des 36 premières thématiques relevées par le
sondage ? En somme, est-ce que la liste de proposition des thématiques
était plus longue que celle présentée dans l'article (http://www.lalibre.be/actu/politique-belge/quelles-sont-les-priorites-des-electeurs-flamands-5298b4da3570386f7f379894)?
Deuxièmement,
sur quoi porte le sondage ? S’interroge-t-il sur les préférences politiques (« cette thématiques va influencer
votre choix ») des sondés ou sur la compétence
des partis (« semble devoir être efficace en cette matière ») –
autrement dit, porte-il sur la compétence que les sondés accordent aux partis pour lequel
ils votent ?
Ce
sont en effet deux choses totalement différentes car « ma »
préférence ne coïncide pas nécessairement avec « la » compétence
accordée historiquement à un parti. On aura ainsi tendance à attribuer aux
partis des familles politiques écologiste, socialiste, libérale,
sociale-chrétienne/humaniste des compétences « historiques »
différentes : l’environnement et l’énergie à la famille écologiste, les
affaires sociales et les travailleurs à la famille socialiste, les entreprises
et l’économie à la famille libérale, l’enseignement et la santé à la famille sociale-chrétienne/humaniste.
Troisièmement,
les thématiques proposées aux sondés ne sont-elles pas orientées pour démontrer non pas une tendance mais un sujet que les
médias souhaiteraient mettre en exergue ? Expliquons notre propos.
Comme
nous en parlions dans un précédent billet, nous avons pour habitude, dans nos recherches, de nous appuyer sur des modèles d’analyse des préférences politiques et de partir d’une
grille d’analyse classique des thématiques/préférences politiques (http://www.policyagendas.org/page/topic-codebook).
Adapté à l’étude du cas belge, nous identifions 21 thématiques :
Fonctionnements de la
démocratie et l’administration publique
|
Entreprises, secteur
bancaire, commerce intérieur
|
Droits civils et
libertés
|
Justice, jurisprudence
et criminalité
|
Macroéconomie, impôts
et taxes
|
Affaires étrangères,
européennes et coopération au développement
|
Enseignement
|
Affaires sociales
|
Santé
|
Travail
|
Commerce extérieur
|
Circulation,
transports, mobilité
|
Défense
|
Environnement
|
Arts, culture, sports,
loisirs
|
Immigration et
intégration
|
Recherche
scientifique, technologie, communication
|
Agriculture et pêche
|
Développement local,
politique du logement, organisation urbaine
|
Politique énergétique
|
Si
nous transposons cette analyse des préférences politiques à la
présentation des 36 thématiques proposées par le sondage, voilà ce qu’il
ressort des différences propositions :
12 propositions sur 36
|
Fonctionnements de la
démocratie et l’administration publique
|
3 sur 36
|
Circulation,
transports, mobilité
|
3 sur 36
|
Affaires étrangères,
européennes et coopération au développement
|
2 sur 36
|
Développement local,
politique du logement, organisation urbaine
|
2 sur 36
|
Immigration et
intégration
|
2 sur 36
|
Droits civils et
libertés
|
2 sur 36
|
Affaires sociales
|
2 sur 36
|
Macroéconomie, impôts
et taxes
|
1 sur 36
|
Entreprises, secteur
bancaire, commerce intérieur
|
1 sur 36
|
Justice, jurisprudence
et criminalité
|
1 sur 36
|
Enseignement
|
1 sur 36
|
Politique énergétique
|
1 sur 36
|
Santé
|
1 sur 36
|
Arts, culture, sports,
loisirs
|
1 sur 36
|
Travail
|
1 sur 36
|
Environnement
|
0 sur 36
|
Défense
|
0 sur 36
|
Commerce extérieur
|
0 sur 36
|
Agriculture et pêche
|
0 sur 36
|
Recherche
scientifique, technologie, communication
|
Premier
constat: les 36 thématiques proposées par le sondage sont largement orientées
sur des propositions liées au fonctionnement de l’Etat belge, la Belgique, son
avenir, le gouvernement, les rapports communautaires, etc. Si nous osions, nous pourrions dire que le sondage est moins envisagé pour identifier les priorités des sondés que pour s'interroger sur les rapports communautaires, l'avenir de la Belgique, sachant que 30% des thématiques proposées aux sondés portent sur le fonctionnement de l'Etat belge et les rapports communautaires.
Il
nous semble donc intéressant de proposer une autre structure des résultats. Voici ce que cela donnerait si nous présentions les priorités à Bruxelles, en Flandre et en Wallonie, des sondés au
regard de notre cadre analytique, en ayant regroupés les 36 thématiques :
Priorités
|
Wallonie
|
Flandre
|
Bruxelles
|
1
|
Santé
|
Santé
|
Santé
|
2
|
Macroéconomie, impôts
et taxes, pouvoir d’achat
|
Travail
|
Macroéconomie, impôts
et taxes, pouvoir d’achat
|
3
|
Travail
|
Macroéconomie, impôts
et taxes, pouvoir d’achat
|
Justice, jurisprudence
et criminalité
|
4
|
Justice, jurisprudence
et criminalité
|
Justice, jurisprudence
et criminalité
|
Travail
|
5
|
Enseignement
|
Enseignement
|
Enseignement
|
6
|
Affaires sociales
|
Environnement
|
Affaires sociales
|
7
|
Environnement
|
Circulation, transports,
mobilité
|
Environnement
|
8
|
Développement local,
politique du logement, organisation urbaine
|
Développement local,
politique du logement, organisation urbaine
|
Développement local,
politique du logement, organisation urbaine
|
9
|
Politique énergétique
|
Immigration et
intégration
|
Circulation,
transports, mobilité
|
10
|
Immigration et
intégration
|
Politique énergétique
|
Immigration et
intégration
|
11
|
Circulation,
transports, mobilité
|
Affaires sociales
|
Entreprises, secteur
bancaire, commerce intérieur
|
12
|
Fonctionnements de la
démocratie et l’administration publique
|
Fonctionnements de la
démocratie et l’administration publique
|
Fonctionnements de la
démocratie et l’administration publique
|
13
|
Entreprises, secteur
bancaire, commerce intérieur
|
Entreprises, secteur
bancaire, commerce intérieur
|
Politique énergétique
|
14
|
Affaires étrangères,
européennes et coopération au développement
|
Droits civils et
libertés
|
Arts, culture, sports,
loisirs
|
15
|
Droits civils et
libertés
|
Affaires étrangères,
européennes et coopération au développement
|
Affaires étrangères,
européennes et coopération au développement
|
16
|
Arts, culture, sports,
loisirs
|
Arts, culture, sports,
loisirs
|
Droits civils et
libertés
|
17 (absent)
|
Défense
|
Défense
|
Défense
|
17 (absent)
|
Commerce extérieur
|
Commerce extérieur
|
Commerce extérieur
|
17 (absent)
|
Agriculture et pêche
|
Agriculture et pêche
|
Agriculture et pêche
|
17 (absent)
|
Recherche
scientifique, technologie, communication
|
Recherche
scientifique, technologie, communication
|
Recherche
scientifique, technologie, communication
|
Deux
priorités diffèrent largement entre les sondés wallons et flamands : affaires sociales et circulation/transports/mobilité. De même,
la politique énergétique est priorisée différemment entre les sondés bruxellois
et les autres sondés.
Il
est également possible de présenter les résultats par thématique et non plus
par priorité. Cela nous permet de voir quelques écarts intéressants entre les
différents sondés, et ce, par thématique, au niveau du "travail", de la "politique énergétique" (confirmé précédemment), l’"immigration" (dans une très
faible mesure), la "circulation", les "affaires sociales" (confirmé précédemment),
le "secteur privé", les "affaires européennes et visions de la Belgique sur la
scène internationale", les "relations communautaires" et, enfin, la "culture".
Wallonie
|
Flandre
|
Bruxelles
|
|
Macroéconomie, impôts
et taxes
|
66,50%
|
64,50%
|
62,50%
|
Droits civils et
libertés
|
26,50%
|
23,50%
|
24,50%
|
Santé
|
70%
|
70%
|
70%
|
Agriculture et pêche
|
-
|
-
|
-
|
Travail
|
65%
|
65%
|
56%
|
Enseignement
|
58%
|
56%
|
54%
|
Environnement
|
43%
|
44%
|
41%
|
Politique énergétique
|
39%
|
38%
|
30%
|
Immigration et
intégration
|
38,50%
|
41%
|
37,50%
|
Circulation,
transports, mobilité
|
37%
|
43%
|
39,30%
|
Justice, jurisprudence
et criminalité
|
63%
|
62%
|
62%
|
Affaires sociales
|
53%
|
30,50%
|
49,50%
|
Développement local,
politique du logement, organisation urbaine
|
42,50%
|
42,50%
|
40%
|
Entreprises, secteur
bancaire, commerce intérieur
|
33%
|
27%
|
34%
|
Défense
|
-
|
-
|
-
|
Recherche
scientifique, technologie, communication
|
-
|
-
|
-
|
Commerce extérieur
|
-
|
-
|
-
|
Affaires étrangères,
européennes et coopération au développement
|
28,30%
|
23,30%
|
27%
|
Fonctionnements de la
démocratie et l’administration publique
|
34,16%
|
30%
|
33,50%
|
Arts, culture, sports,
loisirs
|
26%
|
19%
|
27%
|
Toutefois,
les priorités/préférences politiques et leur hiérarchisation entre les sondés
flamands, wallons et bruxellois sont-ils si différentes ? Pas vraiment. Si
nous regardons, par exemple, la corrélation entre les préférences des uns et
des autres, nous constatons qu’elles sont toutes supérieures à 0.9 de
coefficient de corrélation. Autrement dit, il existe une très forte proximité dans la manière dont les sondés au nord, au sud et « au centre » de notre pays ont de hiérarchiser leurs priorités politiques.
WAL-FL
|
WAL-BXL
|
FL-BXL
|
|
Coéfficient de corrélation
|
0,9286
|
0,9783
|
0,9150
|
Influence des sondages sur les acteurs
politiques ?
La Libre Belgique se mouille :
« le baromètre
politique "La Libre"/RTBF/Dedicated pourrait faire réfléchir les
nationalistes flamands » (http://www.lalibre.be/actu/politique-belge/quelles-sont-les-priorites-des-electeurs-flamands-5298b4da3570386f7f379894).
Faire réfléchir, vraiment ?
Ce type de sondage est-il un indicateur intéressant pour les acteurs politiques et plus
largement influence-t-il vraiment leurs priorités ?
D’un
part, les partis politiques travaillent déjà sur ce type de sondage, qu’ils soient commandés à des sociétés privées ou qu’ils soient directement organisés sur les sites web de compagne ou sur
le site web du parti lui-même. On peut retrouver ces formes d'enquête sur le site web de campagne IDéesH pour le cdH, au même titre que sur le site du MR, du PTB, etc. Cela permet, certes, de donner un éclairage aux
acteurs politiques, mais il n’est toujours que limité pour plusieurs raisons. Premièrement, ce type de sondage à un coût financier pour les partis politiques. Ils ne peuvent donc en abuser. Deuxièmement, un sondage est une "photographie" momentanée de l'électorat. Le moment et le contexte dans lequel il est réalisé auront indéniablement un impact sur ses résultats. Il peut être, en effet, influencé par l'actualité quotidienne du sondé. Enfin, les partis politiques définissent également leurs priorités au regard du message politique qu'ils souhaitent faire passer. Ce dernier peut dépendre de leur base électorale (réseau, etc.) et de leurs idées, principes, histoire, etc. Le programme électoral est, donc, un moment privilégié et un bon moyen de formaliser ses propres lignes directrices pour plusieurs années, voire de "tester" et d'insuffler une nouvelle vision de la société et de la proposer à l'électeur.
D’autre
part, indépendamment des élections, sondages internes, etc., les partis ont, toutefois, relativement
peu modifié leurs priorités politiques depuis la fin des années 1980. Si nous
nous centrons sur l’évolution des partis francophones, par exemple, le PS et le
MR n'ont quasiment jamais, en 30 ans, modifié leurs priorités politiques, suivi
par le FDF, et, un peu plus long, Ecolo et cdH (voir tableau ci-dessous).
Les
fluctuations dans les priorités politiques chez Ecolo, par exemple, sont essentiellement
visibles avant la fin des années 1990.
Cela rejoint la remarque que nous
faisions dans un précédent billet politique sur le PLIB, montrant que les
nouveaux partis politiques ont connu, durant une période (parfois plusieurs années ou plusieurs élections), une phase d'adaptation, de tâtonnement, avant
de se positionner sur l’ensemble des politiques publiques et de proposer des
priorités qui se stabilisent dans le temps.
Dans
le cas du cdH, le changement de nom et le moment de transition entre PSC et cdH
a demandé une élection d’adaptation (2003) entre les anciennes priorités, principes, et les nouvelles lignes directrices que le parti voulait se donner.
Les programmes électoraux 2014 des partis nous seront donc éclairant pour voir si les priorités politiques se stabilisent ou changent partiellement, voire radicalement. D’un côté, le risque du changement continu des priorités politiques est de ne plus parvenir à défendre un message politique cohérent d’une élection à l’autre. De l’autre, le risque d’avoir un message politique et des priorités constamment les mêmes, voire figées, est de ne pas proposer à l'électeur un renouvellement.
L’importance
du message se situe donc, en partie, dans un "juste" dosage du discours renouvelé et dans la
stabilité des priorités.
Soyez-y
attentifs et on en reparle avec plaisir… J