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dimanche 1 décembre 2013

Sonder… pour sonder quoi et avec quel objectif ?


Par 
Grégory Piet 
Politologue (Université de Liège)
@grgpiet

La campagne électorale est également un moment privilégié pour se pencher sur les sondages que proposent certains médias. Mais que nous racontent les sondages et que sondent-ils vraiment ?

En tant qu’analyste politique, le dernier sondage LaLibre-RTBF-Dedicated, dont nous avons pu profiter des premiers résultats dans la libre de ce samedi 30 novembre 2013, interpelle particulièrement.

Le sondage et la restructuration des résultats

L’article de La Libre Belgique intitulé « Quelles sont les priorités des électeurs flamands ? » met en évidence les premiers résultats du sondage et la question suivante :
« Dans quelle mesure cette thématique [le sondage présente 36 thématiques] va influencer votre choix pour votre vote aux prochaines élections, parce que le parti pour lequel vous allez voter vous semble devoir être efficace en cette matière » ?

C’est clair, non ? Pas sûr.

Plusieurs questions nous viennent directement – et deux, plus particulièrement, que nous souhaiterions relever dans ce billet.

Premièrement, est-ce que la liste des 36 thématiques était la seule liste proposée aux sondés ou est-ce une présentation des 36 premières thématiques relevées par le sondage ? En somme, est-ce que la liste de proposition des thématiques était plus longue que celle présentée dans l'article (http://www.lalibre.be/actu/politique-belge/quelles-sont-les-priorites-des-electeurs-flamands-5298b4da3570386f7f379894)?

Deuxièmement, sur quoi porte le sondage ? S’interroge-t-il sur les préférences politiques (« cette thématiques va influencer votre choix ») des sondés ou sur la compétence des partis (« semble devoir être efficace en cette matière ») – autrement dit, porte-il sur la compétence que les sondés accordent aux partis pour lequel ils votent ?

Ce sont en effet deux choses totalement différentes car « ma » préférence ne coïncide pas nécessairement avec « la » compétence accordée historiquement à un parti. On aura ainsi tendance à attribuer aux partis des familles politiques écologiste, socialiste, libérale, sociale-chrétienne/humaniste des compétences « historiques » différentes : l’environnement et l’énergie à la famille écologiste, les affaires sociales et les travailleurs à la famille socialiste, les entreprises et l’économie à la famille libérale, l’enseignement et la santé à la famille sociale-chrétienne/humaniste.

Troisièmement, les thématiques proposées aux sondés ne sont-elles pas orientées pour démontrer non pas une tendance mais un sujet que les médias souhaiteraient mettre en exergue ? Expliquons notre propos.

Comme nous en parlions dans un précédent billet, nous avons pour habitude, dans nos recherches, de nous appuyer sur des modèles d’analyse des préférences politiques et de partir d’une grille d’analyse classique des thématiques/préférences politiques (http://www.policyagendas.org/page/topic-codebook). Adapté à l’étude du cas belge, nous identifions 21 thématiques :

Fonctionnements de la démocratie et l’administration publique
Entreprises, secteur bancaire, commerce intérieur
Droits civils et libertés
Justice, jurisprudence et criminalité
Macroéconomie, impôts et taxes
Affaires étrangères, européennes et coopération au développement
Enseignement
Affaires sociales
Santé
Travail
Commerce extérieur
Circulation, transports, mobilité
Défense
Environnement
Arts, culture, sports, loisirs
Immigration et intégration
Recherche scientifique, technologie, communication
Agriculture et pêche
Développement local, politique du logement, organisation urbaine
Politique énergétique


Si nous transposons cette analyse des préférences politiques à la présentation des 36 thématiques proposées par le sondage, voilà ce qu’il ressort des différences propositions :

12 propositions sur 36
Fonctionnements de la démocratie et l’administration publique
3 sur 36
Circulation, transports, mobilité
3 sur 36
Affaires étrangères, européennes et coopération au développement
2 sur 36
Développement local, politique du logement, organisation urbaine
2 sur 36
Immigration et intégration
2 sur 36
Droits civils et libertés
2 sur 36
Affaires sociales
2 sur 36
Macroéconomie, impôts et taxes
1 sur 36
Entreprises, secteur bancaire, commerce intérieur
1 sur 36
Justice, jurisprudence et criminalité
1 sur 36
Enseignement
1 sur 36
Politique énergétique
1 sur 36
Santé
1 sur 36
Arts, culture, sports, loisirs
1 sur 36
Travail
1 sur 36
Environnement
0 sur 36
Défense
0 sur 36
Commerce extérieur
0 sur 36
Agriculture et pêche
0 sur 36
Recherche scientifique, technologie, communication


Premier constat: les 36 thématiques proposées par le sondage sont largement orientées sur des propositions liées au fonctionnement de l’Etat belge, la Belgique, son avenir, le gouvernement, les rapports communautaires, etc. Si nous osions, nous pourrions dire que le sondage est moins envisagé pour identifier les priorités des sondés que pour s'interroger sur les rapports communautaires, l'avenir de la Belgique, sachant que 30% des thématiques proposées aux sondés portent sur le fonctionnement de l'Etat belge et les rapports communautaires.

Il nous semble donc intéressant de proposer une autre structure des résultats. Voici ce que cela donnerait si nous présentions les priorités à Bruxelles, en Flandre et en Wallonie, des sondés au regard de notre cadre analytique, en ayant regroupés les 36 thématiques :


Priorités
Wallonie
Flandre
Bruxelles
1
Santé
Santé
Santé
2
Macroéconomie, impôts et taxes, pouvoir d’achat
Travail
Macroéconomie, impôts et taxes, pouvoir d’achat
3
Travail
Macroéconomie, impôts et taxes, pouvoir d’achat
Justice, jurisprudence et criminalité
4
Justice, jurisprudence et criminalité
Justice, jurisprudence et criminalité
Travail
5
Enseignement
Enseignement
Enseignement
6
Affaires sociales
Environnement
Affaires sociales
7
Environnement
Circulation, transports, mobilité
Environnement
8
Développement local, politique du logement, organisation urbaine
Développement local, politique du logement, organisation urbaine
Développement local, politique du logement, organisation urbaine
9
Politique énergétique
Immigration et intégration
Circulation, transports, mobilité
10
Immigration et intégration
Politique énergétique
Immigration et intégration
11
Circulation, transports, mobilité
Affaires sociales
Entreprises, secteur bancaire, commerce intérieur
12
Fonctionnements de la démocratie et l’administration publique
Fonctionnements de la démocratie et l’administration publique
Fonctionnements de la démocratie et l’administration publique
13
Entreprises, secteur bancaire, commerce intérieur
Entreprises, secteur bancaire, commerce intérieur
Politique énergétique
14
Affaires étrangères, européennes et coopération au développement
Droits civils et libertés
Arts, culture, sports, loisirs
15
Droits civils et libertés
Affaires étrangères, européennes et coopération au développement
Affaires étrangères, européennes et coopération au développement
16
Arts, culture, sports, loisirs
Arts, culture, sports, loisirs
Droits civils et libertés
17 (absent)
Défense
Défense
Défense
17 (absent)
Commerce extérieur
Commerce extérieur
Commerce extérieur
17 (absent)
Agriculture et pêche
Agriculture et pêche
Agriculture et pêche
17 (absent)
Recherche scientifique, technologie, communication
Recherche scientifique, technologie, communication
Recherche scientifique, technologie, communication

Deux priorités diffèrent largement entre les sondés wallons et flamands : affaires sociales et circulation/transports/mobilité. De même, la politique énergétique est priorisée différemment entre les sondés bruxellois et les autres sondés.

Il est également possible de présenter les résultats par thématique et non plus par priorité. Cela nous permet de voir quelques écarts intéressants entre les différents sondés, et ce, par thématique, au niveau du "travail", de la "politique énergétique" (confirmé précédemment), l’"immigration" (dans une très faible mesure), la "circulation", les "affaires sociales" (confirmé précédemment), le "secteur privé", les "affaires européennes et visions de la Belgique sur la scène internationale", les "relations communautaires" et, enfin, la "culture".


Wallonie
Flandre
Bruxelles
Macroéconomie, impôts et taxes
66,50%
64,50%
62,50%
Droits civils et libertés
26,50%
23,50%
24,50%
Santé
70%
70%
70%
Agriculture et pêche
-
-
-
Travail
65%
65%
56%
Enseignement
58%
56%
54%
Environnement
43%
44%
41%
Politique énergétique
39%
38%
30%
Immigration et intégration
38,50%
41%
37,50%
Circulation, transports, mobilité
37%
43%
39,30%
Justice, jurisprudence et criminalité
63%
62%
62%
Affaires sociales
53%
30,50%
49,50%
Développement local, politique du logement, organisation urbaine
42,50%
42,50%
40%
Entreprises, secteur bancaire, commerce intérieur
33%
27%
34%
Défense
-
-
-
Recherche scientifique, technologie, communication
-
-
-
Commerce extérieur
-
-
-
Affaires étrangères, européennes et coopération au développement
28,30%
23,30%
27%
Fonctionnements de la démocratie et l’administration publique
34,16%
30%
33,50%
Arts, culture, sports, loisirs
26%
19%
27%


Toutefois, les priorités/préférences politiques et leur hiérarchisation entre les sondés flamands, wallons et bruxellois sont-ils si différentes ? Pas vraiment. Si nous regardons, par exemple, la corrélation entre les préférences des uns et des autres, nous constatons qu’elles sont toutes supérieures à 0.9 de coefficient de corrélation. Autrement dit, il existe une très forte proximité dans la manière dont les sondés au nord, au sud et « au centre » de notre pays ont de hiérarchiser leurs priorités politiques.



WAL-FL
WAL-BXL
FL-BXL
Coéfficient de corrélation
0,9286
0,9783
0,9150


Influence des sondages sur les acteurs politiques ?

La Libre Belgique se mouille : « le baromètre politique "La Libre"/RTBF/Dedicated pourrait faire réfléchir les nationalistes flamands » (http://www.lalibre.be/actu/politique-belge/quelles-sont-les-priorites-des-electeurs-flamands-5298b4da3570386f7f379894). Faire réfléchir, vraiment ?


Ce type de sondage est-il un indicateur intéressant pour les acteurs politiques et plus largement influence-t-il vraiment leurs priorités ?

D’un part, les partis politiques travaillent déjà sur ce type de sondage, qu’ils soient commandés à des sociétés privées ou qu’ils soient directement organisés sur les sites web de compagne ou sur le site web du parti lui-même. On peut retrouver ces formes d'enquête sur le site web de campagne IDéesH pour le cdH, au même titre que sur le site du MR, du PTB, etc. Cela permet, certes, de donner un éclairage aux acteurs politiques, mais il n’est toujours que limité pour plusieurs raisons. Premièrement, ce type de sondage à un coût financier pour les partis politiques. Ils ne peuvent donc en abuser. Deuxièmement, un sondage est une "photographie" momentanée de l'électorat. Le moment et le contexte dans lequel il est réalisé auront indéniablement un impact sur ses résultats. Il peut être, en effet, influencé par l'actualité quotidienne du sondé. Enfin, les partis politiques définissent également leurs priorités au regard du message politique qu'ils souhaitent faire passer. Ce dernier peut dépendre de leur base électorale (réseau, etc.) et de leurs idées, principes, histoire, etc. Le programme électoral est, donc, un moment privilégié et un bon moyen de formaliser ses propres lignes directrices pour plusieurs années, voire de "tester" et d'insuffler une nouvelle vision de la société et de la proposer à l'électeur.

D’autre part, indépendamment des élections, sondages internes, etc., les partis ont, toutefois, relativement peu modifié leurs priorités politiques depuis la fin des années 1980. Si nous nous centrons sur l’évolution des partis francophones, par exemple, le PS et le MR n'ont quasiment jamais, en 30 ans, modifié leurs priorités politiques, suivi par le FDF, et, un peu plus long, Ecolo et cdH (voir tableau ci-dessous).

Les fluctuations dans les priorités politiques chez Ecolo, par exemple, sont essentiellement visibles avant la fin des années 1990. 

Cela rejoint la remarque que nous faisions dans un précédent billet politique sur le PLIB, montrant que les nouveaux partis politiques ont connu, durant une période (parfois plusieurs années ou plusieurs élections), une phase d'adaptation, de tâtonnement, avant de se positionner sur l’ensemble des politiques publiques et de proposer des priorités qui se stabilisent dans le temps.

Dans le cas du cdH, le changement de nom et le moment de transition entre PSC et cdH a demandé une élection d’adaptation (2003) entre les anciennes priorités, principes, et les nouvelles lignes directrices que le parti voulait se donner.





Les programmes électoraux 2014 des partis nous seront donc éclairant pour voir si les priorités politiques se stabilisent ou changent partiellement, voire radicalement. D’un côté, le risque du changement continu des priorités politiques est de ne plus parvenir à défendre un message politique cohérent d’une élection à l’autre. De l’autre, le risque d’avoir un message politique et des priorités constamment les mêmes, voire figées, est de ne pas proposer à l'électeur un renouvellement.

L’importance du message se situe donc, en partie, dans un "juste" dosage du discours renouvelé et dans la stabilité des priorités.

Soyez-y attentifs et on en reparle avec plaisir… J